Au dernier étage. Son atelier. Une ancienne chambre de bonne accessible par un couloir au quatrième palier. Dix mètres carrés environ. Deux grandes tables de travail. Une armoire de rangement. Une vieille radio poussiéreuse. Un poêle à pétrole. Elle la suivait, les mercredi après-midi, dans cette toute petite pièce, apportant ses livres, ses cahiers à dessin, sa trousse à trésors et ses bouts d’outils pour façonner des sculptures d’argile amusantes pour les yeux. Goût de la fabrication. Ou pour faire comme les grands.
La porte à côté, en montant trois marches, donnait sur une partie du toit. De la fenêtre de l’atelier, elle y accédait facilement. Elle demandait alors
- Puis-je aller dehors ?
Comme si elle allait courir dans un grand jardin, avec un chemin pour faire du vélo. Imaginaire. Elle pédalerait à toute vitesse, pressée d’attraper chaque minute, le poserait au sol et grimperait à l’arbre devenu le mat d’un bateau à voile. Pour voir. Plus haut.
- Fais attention !
Comme si, partie au large, elles allaient être éloignées d’une grande distance. Imaginaire. Elle descendrait du mat, accèderait à une île perdue, se cacherait près des buissons chevelus, et trouverait des étrangetés à observer, les fixant longuement. Comment faisaient ces minuscules bestioles, avançant l’une derrière l’autre, pour porter des brindilles quatre fois plus grosses qu’elles ?
Elle avait son accord. Elle passait alors le bord de la fenêtre en acquiesçant. Elle était sur le toit. À l’intérieur, la radio passait une musique syncopée. Piano. Saxo. Contrebasse. Harmonica. Elle était tout près d’elle. Elle partait pourtant bien loin. Elevée à un mètre de la pièce, à côté de l’ouverture de la fenêtre, assise sur le toit, les pieds collés à la pente légère sécurisée d’un muret en pierre, les jambes repliées sur le torse, le corps en lutte pour se maintenir droit adossé au crépi, elle ne bougeait pas. Elle voyait loin.
Au large.
Elle n’avait jamais vu aussi loin, à part de cet endroit. Elle sentait bien que personne ne restait là bien longtemps. Comme si c’était interdit. Sans besoin de pancarte. Ce lieu qui n’en était pas un, cet espace fait pour ne pas y être, donnait envie d’y rester. Elle était au-dessus de l’arbre. Quelle victoire. Ce grand platane qui prenait toute la place dans l’arrière-cour, elle voyait au-dessus de sa tête. Elle dominait un instant ce qu’il dominait tout le temps.
L’instant présent.
Les toits de la ville sont placés comme une maquette. Création manuelle. Elle construit la sienne. Imaginaire. Un morceau de carton plié. Coller. Replier. Coller. Voilà une vague. Un second morceau replié. Coller. Replier. Un triangle coupé. Replier. D’autres vagues. Plier. Coller. Ici. Là. A l’intérieur, dans une synchronisation parfaite, un son de guitare sèche. La colle sèche. Son du triangle. Equerre pour l’angle. Grains de muguet pour des cloches silencieuses et invisibles. Touches de peinture pour les reliefs. Le temps était haut dans le ciel. Elle imaginait sa composition achevée plus personnelle encore, même si rien n’était commencé. Tout cela eût été amusant à faire. Morceau de crépon pour l’île. Fond violine nuancé d’un ciel de pensées, de bleuets. Il eût été indispensable d’accueillir les oiseaux dans cette immensité. Agilité. Pattes avec accroche de sureté. Au bord du vide en gigotant. S’attendre. S’appeler. S’envoler. Sans limite. Elle les regardait avec admiration tant leurs toits avaient l’air plus drôles encore que les siens. Comment pouvaient-ils faire pour jouer autant sans tomber ? Elle ne saurait jamais le faire.
– Allez ! Reviens ! Ça suffit !
Elle avait raison. C’était la limite. Ses pieds n’étaient pas faits pour rester figés en pente trop longtemps. Elle repassait le bord de la fenêtre, s’asseyait à nouveau à sa table, si plate, pieds stables, bien au sol, avec un échantillon d’infini, d’illimité, de liberté invisible en souvenir de cette place unique au large.
Texte : Céline JUSTAND
Photo : ©Céline JUSTAND
(2017)
-Justand Mots-